Quant à Susie, chaque nouveau bruit inconnu fragmente un peu plus sa nuit. Le faible ressac nocturne, associé au marnage symbolique de la marée montante, génère d’étranges sifflements dans une anfractuosité de rocher, où la poche d’air comprimée par le flux s’échappe dans un bruit caverneux, et irrégulier.
Le sommeil s’allège. La lumière de l’aube progresse lentement. Dès la troisième note, je coupe la musique du smartphone réveil programmé et remonte doucement les zips toujours bruyants, en prenant garde de ne pas faire ruisseler à l’intérieur la rosée accumulée sur la toile hydrofuge de la tente.
Devant moi, nos deux kayaks sont bien là, amarrés par précaution à un gros rocher. Derrière eux, la baie classée au patrimoine mondial de l’Humanité par l’Unesco est encore figée, et prend des couleurs violacées, tandis que le ciel semble enfin en accord avec la prévision météo changeante de ces derniers jours : au beau fixe !
Tee-shirt enfilé à l’envers, je me déplie péniblement et me hasarde sur le sable frais et encore humide de la microscopique plage. Il fait bon. Ça sent bon. C’est paisible. C’est notre premier bivouac en kayak, et c’est à Girolata.
Découverte d’un nouveau milieu marin
En préparant ce voyage Corse, je cumulais quelques topos reconnus pour la rando pédestre, le VTT, le canyoning, et aussi le kayak de mer. Si les trois premières activités nous sont familières, avec moins d’une année de pratique, cette dernière était l’inconnue.
Bien qu’ayant croisé à de multiples occasions au large des côtes Corses sur des voiliers habitables de toutes dimensions, l’approche kayak de mer est radicalement différente. Aussi, et malgré les très nombreux récits que l’on peut trouver sur des excursions ou circumnavigations complètes de l’île, tant que l’on ne s’y est pas frotté, on ne sait pas vraiment.
Cela peut ressembler à une lapalissade mais la « couverture météo » est prépondérante. De par sa taille, le kayak de mer reste la plus frêle embarcation considérée comme un navire, apte à naviguer selon son équipement de sécurité jusqu’à 2 ou 6 miles nautiques d’un abri. Et lorsque la mer ou le vent se lèvent, ses limites peuvent être rapidement atteintes.
Quitter la terre
Début septembre. Nous sommes basés à l’excellent camping Les Oliviers à Porto. Après deux journées perturbées, l’épisode poétiquement nommé « une goutte d’air froid sur une mer en surchauffe » par Météo France se décale lentement vers l’Italie. Une fenêtre météo va s’ouvrir. Malgré les incertitudes du lendemain, décision est prise de programmer notre départ en milieu de matinée depuis la plage de Caspiu, au sud-ouest de Partinello, l’embarquement le plus proche, avec celui de Gradelle, au sud du golfe de Girolata.
La plage est déserte. Et pour cause, la petite pluie fine donne au lieu une ambiance plutôt « bretonnisante ». Nous sommes chacun très concentrés à caser les nombreux sacs étanches préparés à l’avance pour ces deux jours de navigation, dans les compartiments avant et arrière de nos bateaux, et à tenter de ne rien oublier au passage.
Susie n’est pas tranquille. Même avec une mer apparemment très calme, le temps est tout sauf engageant pour une première expérience de bivouac autonome. Les questions qu’elle préfère garder pour elle se bousculent dans sa tête : le parcours est-il long ? Y aura-t-il des vagues ? Trouverons-nous un espace sûr pour camper ? En suis-je vraiment capable ?
De mon côté, j’essaie de lui transmettre ma confiance. L’instinct marin est comme le vélo, cela ne s’oublie pas, et les premières brassées sur l’eau auront vite fait de le sortir de ses longues années d’hibernation.
Les kayaks lourdement chargés sont tour à tour posés le nez dans l’eau, avec l’unique chariot que je laisserai dans la voiture. Nos vestes et jupes humides respectivement enfilées, nous glissons facilement sur une eau lisse comme un miroir, juste mouchetée par des gouttes de pluie éparses.
Dès cet instant, magie du cordon que l’on rompt, quelque soit l’embarcation, toutes les tensions disparaissent. Rassurée, apaisée, musique dans les oreilles, Susie se laisse envahir par le calme et l’immensité des falaises rougeâtres que nous longeons vers l’Ouest, et la profondeur du golfe de Porto qui se découvre, à un rythme de croisière.
Première tentative de pêche à la traine infructueuse, et qui donne l’impression, comme sur un vélo, d’avoir un frein mal réglé qui te ralentit.
La Baie
Aller vite sans effort, serrer au plus près falaises, îlots, grottes et hauts-fonds, croiser en sécurité dans cette bande côtière soulignée de bleu foncé sur les cartes du SHOM, et contournée au large par toutes les autres embarcations, c’est ce que permettent les kayaks sur une mer calme, et nous profitons largement de cet espace vierge. En plus, météo maussade aidant, les bateaux de touristes générateurs de vagues désordonnées sont rares.
A ce rythme nous contournons le Cap Senino et avons notre escale en vue assez rapidement, même si, comme Susie va le constater à chaque navigation : avoir un objectif en visuel (une pointe, un cap, une plage, un port…) ne signifie pas qu’on en est proche, loin de là, et en l’absence de repères fixes, l’effet « j’ai vraiment l’impression qu’on avance pas » est toujours omniprésent 🙂
L’entrée dans la baie de Girolata est chargée de souvenirs pour ma part, une de mes nombreuse madeleines de Proust que je dégusterai à nouveau avec bonheur durant ce voyage Corse. Mais confronter des souvenirs de près de 40 ans d’âge avec le présent demande toujours un effort de tolérance : oui il y a bien plus de monde, de fréquentation, de constructions, des restaurants, des quads, des déchets sur les plages, un mouillage organisé et payant, avec une mini-capitainerie qui surveille les allers et venues des bateaux à la jumelle, et des navettes bondées qui déversent leurs flots de touristes pressés presque toutes les heures, ou qui ne font que passer, commentaire au haut-parleur dans toutes les langues !
Après l’incontournable effort d’abstraction (parfois difficile je l’avoue), la magie du lieu est toujours là : la tour génoise carrée qui garde l’entrée de la baie, protégée de presque tous les vents, dans un écrin de roches rouges aux portes de la réserve naturelle de Scandola, son hameau de petites maisons de pierres du pays aménagées en gites, son accès préservé des véhicules et donc en principe réservé aux seuls marcheurs du sentier GR tra mare e monti et aux bateaux, et la lumière incomparable qui y règne.
Bivouac
Un tour pédestre dans le hameau pour profiter de la vue vers la punta Scandola où nous naviguerons le lendemain. Un autre tour aux abords de la baie, sur l’eau cette fois puisque nous avons le temps, et aussi pour choisir notre lieu de bivouac, une plagette tournée vers le Sud dont la configuration semble parfaite pour y poser discrètement tente et kayaks bien à l’écart des débarcadères.
Avant le coucher du soleil, une petite excursion avec palmes, masque, tuba et couteau dans les rochers voisins permettent de garnir mon sac filet de quelques échinidés, dont les gonades charnues sont très appréciées pour améliorer l’ordinaire. Bref, les oursins frais, c’est vraiment du caviar !
La tente est montée à la nuit tombante sur un minuscule espace sablonneux, calé entre falaise et rochers, à quelques mètres à peine de la grève. Le diner cuisiné entre nos deux bateaux, devant la mer complètement calme, sous une brise de terre chaude, parfumée de maquis humide, tout comme le reste, font partie de ces instants magiques que l’on dit souvent valoir les plus beaux hôtels-restaurants du monde. Car ici, c’est précisément le contraste entre l’extrême simplicité de nos moyens de déplacement et équipements, et les pleines sensations que l’on vit — de celles que l’on vient chercher parfois très loin dans ces destinations dites « paradisiaques » — qui rend ces moments si marquants.
La grosse promenade de la Scandola
Tente rapidement démontée et rangée avant le lever du soleil, petit déjeuner et rangement réfléchi des bateaux, toutes traces de notre passage effacées, nous pouvons décoller pour la plus grosse journée de notre voyage, puisque outre l’aller et retour le long de la Scandola jusqu’à la baie d’Elbo, il faudra traverser le golfe de Girolata, et entrer à mi-chemin dans le long golfe de Porto.
Les lumières matinales sont sublimes. La roche rouge un peu terne de la veille fait place à un flamboiement de couleurs qui se marient à chaque instant avec les bleus plus ou moins profonds de l’eau. Nous trouvons une petite plage de débarquement idéale juste avant la punta Scandola pour une pause pipi, car après cela, la côte accore n’offre quasiment plus aucune possibilité de débarquement sûr jusqu’à la baie d’Elbo.
De plus, une fois passée la punta Muchillina qui marque l’entrée de la réserve, la houle d’Ouest est pour ainsi dire systématique, ajoutée aux courants parfois assez forts, au ressac sur les falaises abruptes et dans les passes, et à la plaie des bateaux de tourisme de toutes tailles dont la vitesse excessive et les sillages achèvent de mettre la marmite en ébullition ! Bref, la Scandola en kayak demande de l’endurance et aussi de l’assurance dans les vagues.
La débutante qu’est encore Susie souffre dans ce contexte et profite moins bien des splendeurs géologiques et marines du lieu. Après l’île de Gargalu au nord de la réserve, dans une passe étroite surplombée de très hautes falaises, la fatigue et la lassitude se font sentir. La veille, je lui avais enseigné l’usage du sifflet d’alerte, lorsqu’elle a besoin d’aide ou simplement pour attirer mon attention. Naviguant à cet instant quelques longueurs en avant, le nez en l’air pour appréhender la hauteur des élancements minérals, j’entends subitement trois sifflements longs et modulés. Alors, plutôt que de faire un demi-tour sur place pour rejoindre fissa ma moitié, je lève un peu plus le nez à la recherche de l’aigle pêcheur qui doit probablement tournoyer entre les vertigineuses parois !
Quelques minutes plus tard, une fois revenu bord à bord avec son bateau, exaspérée, elle m’explique qu’elle me siffle depuis plus de cinq minutes sans aucune réaction de ma part. Quand je prend conscience de ma bourde et lui explique que j’ai pris ses appels de détresse pour un rapace en chasse, sa colère finit par se transformer en éclat de rire, mais je suis quand même un peu honteux 🙂
Il me faut être convainquant pour ne pas faire demi-tour tout de suite, afin de continuer au contraire à entrer dans la baie d’Elbo avec l’espoir de trouver un atterrissage potable pour se reposer et déjeuner. Et c’est avec soulagement que nous dénichons une petite anse rocheuse en pente douce, au débarquement certes un peu rock’n roll, mais finalement bien adapté.
Une fois dégourdi, restauré et reposé, on embarque pour un retour à bon rythme, sans musarder comme à l’aller car la route est longue jusqu’à la plage de Caspiu, et la descente de la Scandola promet d’être à nouveau agitée avec la myriade de zodiacs de location aux pilotes décérébrés qui n’hésitent pas à prendre tous les raccourcis plein pot, sans une quelconque considération pour nos bateaux et nos efforts…
La traversée directe du golfe de Girolata se fait plus douce et paisible, tandis que les derniers kilomètres dans le golfe de Porto paraissent bien longs, avec des jambes et un bassin de plus en plus ankylosés. Seules les dernières centaines de mètres avant la plage nous permettent d’envoyer la voile, mais peu importe, nous avons réussi notre premier bivouac en kayak, avec une splendide rando d’envergure à la clé.
Nous voici donc baptisés, et prêts pour d’autres aventures !
Épilogue mnémotechnique
La mémorisation des noms de lieux, surtout lorsque l’on est pas aux topos et aux cartes, c’est pas facile. Pour contourner cet écueil, Susie a trouver la solution mnémotechnique des mots courants approchants, ainsi notre mini-raid s’est transformé en : « Je suis allé à la plage avec Casper (plage de Caspiu), cueillir des girolles (Girolata) qui font scandale (Scandola). » Étonnant, non ?
Distances
Galerie
9 Commentaires
Trackbacks/Pingbacks
- La quête Corse | SophiaOutdoor - [...] Bivouac à Girolata [...]
- Fenêtre lacustre dans les bouches | SophiaOutdoor - [...] lacustre dans les bouchesBy Pierrot on 19 novembre 2012 Après la ténébreuse Scandola et les vertigineuses calanches de Piana,…
superbe récit , on revit des instants vécus auparavant , dans la même balade ,avec nos deux laser, aussi une première en « longue distance »
plein les yeux et plein les bras au retour 😉
Magnifique
Merci pour ce reportage photo et la qualité de l’ecriture.
Very nice to reed your story (even through Google translate) and see picures from Corsica. We paddled around in the area in 2010 🙂
Regards
Trond Glesaaen, Norway
C’est avec plaisir que je lis les récits de vos sorties.
Toujours très bien rédigés et illustrés.
Bravo
Merci les gars et les gattes pour les commentaires, faut juste que je sois un peu plus régulier !
@Trond : Thanks, I would be glad to write an english version as well, but it takes so much time for the sole french ! Whish to sail in Norway one day by the way 😉
Merci pour ce succulent récit et les magnifiques photos !! …. c’est, qu’on était impatient de lire tes nouvelles !! 🙂 …… c’est quand la prochaine !? :))
Bivouac à Girolata ?
Magnifique reportage, à faire et à refaire!
Bonjour,
Il est interdit de débarquer sur la plage d’Elbo qui fait partie de la réserve et est une zone protégée. (Passer la nuit sur la plage de Focolara l’est également, même si elle est autorisée la journée). Merci de ne pas inciter vos lecteurs à commettre les mêmes infractions que vous : la faune et la flore de la réserve de Scandola sont en grand danger.