L’énorme mât métallique riveté et rouillé qui traverse verticalement la pièce circulaire en son centre, et qui perce le plafond de la tour pour culminer à dix mètres sans étais ni haubans, vibre de toutes parts. Gémissement, battements, grincements, se transmettent directement à travers la structure de bois et d’acier de la plate-forme qu’elle supporte, la « rosette » du vieux sémaphore.
Sur ce plancher pivotant, d’où l’on actionnait autrefois les signaux destinés aux marins, répartis dans chaque quadrant, sont disposés quatre lits de camp militaires sur lesquels un autre moniteur et deux stagiaires m’accompagnent pour une nuit dite « expérimentale ».
Le plan tordu consiste à vivre ce que pouvaient ressentir les marins d’un trois-mâts barque pris dans la tempête, roulis et tangage en moins. Enfin pour ce qui est des secousses, avec un mât dépassant d’une dizaine de mètres sur le toit, soit environ quatre vingt mètres au-dessus du niveau de la mer, l’environnement est tout sauf immobile.
Pour compléter le tableau d’apocalypse, il y a aussi le tonnerre de la cellule orageuse dont les éclairs se rapprochent, ce qui nous incite à rester à distance raisonnable de l’épaisse tresse de cuivre scellée verticalement le long du mur. L’assurance dérisoire supposée détourner les fréquents coups de foudre sans détour vers la terre… en nous contournant au passage.
Cette nuit d’été 1974, je n’ai que très peu dormi… mais l’expérience est restée gravée dans ma mémoire !
Émancipation vélique
Depuis longtemps déjà, l’appel des beaux souvenirs de jeunesse m’attirait vers St Florent, dans le Nord-Ouest de la Corse.
Basés à Calvi pour la première partie de notre voyage en amoureux, je me creuse la tête pour élaborer un topo qui mêle intérêt sportif et visuel, mélangeant découvertes et souvenirs. Les rares parcours publiés autour du désert des Agriates ont des avis et des notations très variables, selon la sensibilité et les attentes de ceux qui les ont expérimenté, mais je réunis suffisamment d’arguments positifs pour décider d’une boucle à VTT.
Partant depuis la plage de St Florent, précisément depuis la base nautique du CESM, l’école de voile de mon adolescence, par une montée régulière sur la route de l’Ile Rousse jusqu’au village de Casta, à la sortie duquel démarre la piste à 4×4 qui traverse le désert des Agriates sur 13 km, jusqu’à à la célèbre plage de sable blanc de Saleccia. Une autre courte piste pour aller à la plage voisine de Loto, puis sentier tout le long du bord de mer quasiment jusqu’à St Florent. Cette dernière partie étant jugée assez peu roulante sur les compte-rendus sur la portion Ouest du sentier, avec de fréquents portages ou poussettes.
Après un tour – plutôt émouvant pour ma part – sur la base nautique où j’aperçois sur bers et sous bâches, deux bateaux décrépis sur lesquels j’ai navigué 40 ans plus tôt, on démarre tranquillement notre montée sur route, sous un ciel un peu voilé. Heureusement car la chaleur est déjà soutenue.
L’Agriate
Quelques camping-cars et un motard écervelé plus loin (nous, quilles mobiles à 10 km/h, lui, à plus de 120…), nous chaussons casques et protections pour attaquer la fameuse piste dont on ne sait pas grand chose, à part que le trafic y est assez soutenu, avec notamment les agences locales qui proposent en 4×4 l’aller et retour à la plage pour les touristes en mal de sensations.
La traversée à profil bien descendant, avec quelques coup de cul qui sèchent, se révèle finalement assez fun. La piste est en effet suffisamment défoncée pour se prêter aux recherches de trajectoires, aux transferts et à quelques sauts, le tout dans une poussière blanche comme le sel.
Avec une vitesse en descente supérieure à celle des véhicules les plus aguerris, nous prenons un malin plaisir à les enfumer joyeusement, surtout dans les plus gros franchissements. A tel point qu’on se croirait presque au Népal, sur la piste défoncée de la vallée Kali Gandaki, avec la jungle et le vide en moins, et la forte chaleur en plus.
De fait, les points d’ombre sont très rares, les bifurcations nombreuses, et la blancheur aveuglante de la piste n’incitent pas à s’égarer. Les histoires de touristes perdus et assoiffés sont d’ailleurs courantes dans le secteur.
La Plage
Arrivés à proximité de la mer, qu’on ne voit toujours pas, on tombe sur un camping aménagé grand confort ! Il s’en passe décidément des choses en 40 ans… Du coup on ne se fait pas prier : deux Pietra bien fraiches avant de gagner directement la plage de Saleccia toute proche pour le picnic et un bain de rêve dans l’eau turquoise de ce qui est considéré comme une des plus belles plages Corse.
Puis la plage voisine de Loto, tout aussi belle, avec son débarcadère pour navettes à touristes, et nous débutons le long cheminement littoral avec assez peu de portions roulantes comme il fallait s’y attendre. Mais en compensation, un enchainement de pointes et de criques toutes plus belles les unes que les autres.
Madeleine de Proust
A mi-chemin de notre lent retour vers St Florent, le sentier devient d’un seul coup très escarpé, il faut porter. 70m positif, c’est peu dans l’absolu, mais avec ce que nous avons déjà dans les jambes, le soleil de l’après-midi, et nos poches à eau qui se tarissent, c’est une autre musique. Mais ce que nous découvrons au sommet ouvre en grand pour moi la vanne à souvenirs !
Pour Susie, ce n’est qu’un simple bâtiment, passablement délabré, orné d’une tour sur laquelle se tient un mât de taille respectable. Certes, le promontoire est unique et stratégique puisqu’il domine le phare de la Mortella, la pointe éponyme, toute l’entrée de la baie de St Florent, et la côte Ouest du Cap Corse, mais ce n’est qu’un vieux sémaphore de la marine nationale.
Dans mon regard ébloui, rien que mes plus beaux souvenirs d’adolescence. Très jeune moniteur de voile sur un site d’exception, à une époque charnière où le concept de confort était encore abstrait et où la vie avec les choses simples et la nature formaient notre quotidien : ni électricité ni eau courante, ravitaillés en eau potable et en nourriture par bateau tous les deux jours, et navigation à voile tous les jours, sans moteur, avec parfois une virée bivouac à la belle étoile sur les plages proches, encore désertes en plein été à cette époque !
A la frontale, je visite tout le bâtiment sommairement fermé. Percuté à chaque ouverture de porte par une ribambelle de flashbacks comme celui de cette nuit de tempête, ou ces anciennes traces d’inscription à la flamme de bougie qui sont restées depuis… Les lourdes tables en bois massif des deux cuisines n’ont pas bougé, tout comme la vue d’exception depuis les ouvertures de la tour, qui est restée immuable.
La bâtisse est conçue comme un navire, avec deux ailes parfaitement symétriques, y compris cuisine et salle à manger, tandis que la tour, équivalente à la passerelle de commandement, fait la jonction entre les deux. L’originalité de cet aménagement était destiné à séparer les deux équipes de quart, qui se relayaient jour et nuit pour surveiller et signaler les passages des bateaux.
Seule une colonie de chauve-souris habite désormais ce lieu, qui menace de s’effondrer un jour, faute d’entretien.
Edit octobre 2015 : Un reportage à Thalassa sur le Conservatoire du Littoral a passé un long sujet sur le rachat et la restauration de l’édifice par cette administration, ce qui est probablement le meilleur qu’il pouvait arriver à ce lieu d’exception. Bravo à eux.
Déshydratation
La porte soigneusement refermée, nous repartons pour « la » descente du jour, un bel enchainement de virages et de marches avec vue, jusqu’à la plage suivante. Puis nous cheminons « mounta cala » d’une crique à l’autre, avec même un passage de gué jusqu’à mi-cuisse sur le Fiume Santu.
La dernière partie offre heureusement de plus en plus de passages roulants, dont certains ludiques même. Mais le contournement de l’anse de Fornali nous fait passer par des marécages peu ragoutants tandis que la succession de riches propriétés repousse le sentier balisé sur une grève étroite rongée par le mer et qui rend la progression difficile.
Et puis malgré nos réservoirs de trois litres chacun, nous sommes tous deux à sec d’eau depuis une heure. L’arrivée sur la plage de St Florent est donc vécue comme une délivrance, et la patronne du bar devant l’école de voile nous fait répéter notre commande : 2 bières, 2 jus d’abricot et une grande bouteille d’eau minérale fraiche !
Retour à la nuit tombante sur Calvi, avec un arrêt dîner exquis dans une auberge repérée à l’aller, au beau milieu de l’Agriate, baignée dans les senteurs d’arbousiers, de myrtes, de cistes, et de lentisques.
superbe !
Merci pour ce beau reportage… J’ai également goûté aux joies du CESM en 1969 /70/71/ et comme je pratique également le VTT le reportage m’a vraiment plu…
Ah on s’est loupé de peu alors 🙂 L’esprit pionnier et communautaire de cette époque nous a tous marqués ! Merci pour le commentaire 😉